vendredi 8 janvier 2016

Lettre caustique, comme toujours, du Dr Pinet. 8 janvier 1916. N°141.

En-tête
Dr Denis Pinet
Licencié ès-Sciences
Spécialiste des voies digestives
41, rue Neuve, 41
Consultations de 1 h. à 3 h. 1/2
Téléphone N° 4-50


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Saisie à Brousse  par  I. Chassaing les 26 et 27 octobre 2009

Mots - clé : projet pour médecins au front ; J. Godart ; Sénat ; Chambre ; Indochine ; Devilar ; Varenne.
Le Dr Denis est un cousin éloigné par alliance.
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Dr  Pinet  Aide-major au 108 è territorial de marche 5è bataillon ; Secteur 73.

Dr Denis Pinet
Licencié ès-Sciences
Spécialiste des voies digestives
41, rue Neuve, 41
Consultations de 1 h. à 3 h. 1/2
Téléphone N° 4-50

Aux armées le  8 Janvier 1916

Mon cher Eugène,

Je t’écris du front, après une année de silence. Cette année s’est passée au Puy jusqu’à fin Mars et au camp de Bourg-Lastic jusque fin Octobre. Je suis parti de Clermont le 28 octobre et depuis le 7 novembre c a d depuis exactement 2 mois j’ai tenu deux postes de secours  plutôt dangereux dans le Nord-Est aux limites extrêmes de la circonscription de ton collègue ...Klotz. Pour une semaine je suis au repos : les médecins de bataillon ont ainsi de temps en temps quelque répit à 5 ou 10 km en arrière de la ligne de feu. Et c’est d’un petit pays très boueux, comme le sont villages et chemins de ce pays argilo-calcaire que je t’envoie mes meilleurs souhaits de nouvel an. Santé, prospérité, réélection pour toi et pour tous la Victoire et la Paix.

Je ne t’aurais peut-être pas écrit spécialement pour t’exprimer mes voeux dont tu connais la sincérité, si je n’y étais poussé par de nombreux confrères mobilisés qui m’ont prié bien souvent de transmettre leurs doléances à un médecin-député. Je crois, d’autre part que tu es plutôt en bon terme avec ton collègue Justin Godart Directeur du Service de Santé. En voyant arriver un civil à cette importante Direction ( importante pour eux !), les médecins mobilisés du front poussèrent un soupir de satisfaction. Ils croyaient que tout allait changer. Depuis ils ont eu le temps de s’apercevoir que la séance continue et ils sont déçus, mécontents ; ils rongent leur frein, et ils enragent. La cause de leur mauvaise humeur réside simplement en ceci :

Il n’y a pas de médecins militaires professionnels au front, au vrai front. Le hasard de tes « chargements » a dû te conduire assez près de la ligne de feu. Tu connais donc parfaitement l’organisation du service de santé aux Armées, et par suite tu sais que seuls les médecins de bataillon sont au danger. Or parmi ces médecins, pas un seul militaire professionnel.
Pour une grande partie d’entre eux la chose s’explique facilement : ils ont trop de galons. Dans la première partie de la guerre surtout les aide-major ont été tués ou promus. Le moindre médecin militaire a maintenant au moins 3 galons ; il est par suite médecin de régiment (à 5 ou 10 km à l’arrière) ou médecin-chef d’ambulance à 15 km du front. Cette utilisation des médecins selon le nombre de galons aboutit à ce joli résultat : des médecins militaires professionnels  de 30 à 40 ans sont à l’arrière, tandis que leurs confrères civils mobilisés de 40 à 45 ans sont aux postes les plus dangereux de l’avant. C’est une insulte au bon sens et à la logique, mais c’est ainsi. Comme médecins de l’armée il reste encore les élèves de l’Ecole de Santé, jeunes gens ayant le grade d’adjudant-chef. Ils devraient, à cause de leur âge, se trouver tous dans des bataillons ; il n’y en a pas un. Ils sont embusqués par leurs chefs, (désireux sans doute de préserver la précieuse graine) dans les ambulances ou les trains sanitaires. Les vieux médecins de la territoriale ou de la R.A.T trouvent la chose un peu amère.

Pour remédier à cet état de chose vraiment scandaleux, nous avons recherché une solution équitable c-à-d susceptible de mettre chacun à sa place et nous croyons que dans une corporation dont tous les membres ont les mêmes titres ou à peu près, c’est l’âge qui doit déterminer le poste de combat. N’en est-il pas ainsi pour les soldats ?

Voici donc ce que nous proposons :

1°- Les médecins (civils ou militaires) appartenant aux classes de l’active constitueront le cadre des médecins de régiments , le plus élevé en grade, ou le plus ancien dans le grade le plus élevé, étant le médecin-chef. Si, pour compléter ce cadre des médecins de régiments, il faut un personnel plus considérable, il sera choisi parmi les classes les plus jeunes de la territoriale ( 1901-1900-1899 etc...) et ceux-ci seront médecins dans les régiments de la territoriale.

2°- Les médecins ( civils mobilisés ou militaires) appartenant à la territoriale constituront le cadre des médecins d’ambulance, des médecins de trains sanitaires, et des médecins d’hôpitaux de la zone des armées.

3°- Les médecins de la RAT. Seront médecins des hôpitaux de l’arrière - si les exigences du service les conduisent dans la zone des armées, ils devront être placés soit dans les hôpitaux, soit dans les ambulances de cette zone – soit dans les trains sanitaires.

4°- Tous les élèves de l’Ecole de Santé militaire (jeunes gens de l’active) seront versés dans un bataillon.

5°- Les médecins spécialisés (chirurgiens, oculistes, oto-laryngologistes, radiographes et mécano thérapeutes) ne seront pas compris dans la classification précédente et seront utilisés selon leurs compétences soit dans les ambulances, soit dans les hôpitaux de l’avant ou de l’arrière.

L’adoption et surtout la mise en pratique des mesures que je propose, en établissant un peu de justice distributive, ferait cesser le malaise réel qui se manifeste ouvertement ou sourdement dans toute la zone des armées. Tu pourrais lors d’un de tes voyages à Paris voir le sous-secrétaire d’Etat à ce sujet. Peut-être obtiendrais-tu quelque chose, un petit résultat. La vue des petits sautarts  qui font de la gomme à l’arrière et obtiennent la croix de guerre chaque fois qu’ils viennent dans  la zone où nous demeurons tout le temps est une insulte  permanente à nos cheveux qui blanchissent ou tombent, et une insulte plus grave encore à l’équité. Signale je te prie cette anomalie. Tu ne viendras sans doute qu’après le Dr Léon Labbé sénateur qui s’est déjà préoccupé du problème, mais une grosse goutte fait parfois déborder le vase. Il y a du reste à l’avant un nombre considérable de médecins – 1/3  en trop au moins. C’est assez dire que la réforme ne peut échouer par manque de personnel – Seulement on dit que M. Godart manque de fermeté, de courage et d’initiative ; il s’est entouré de médecins professionnels qui annihilent toutes les bonnes raisons que l’on peut donner en faveur des médecins mobilisés – Vérifie toi-même ce « on dit », et tu m’en diras des nouvelles.

Il y a bien d’autres problèmes et de très sérieux, posés par la guerre : Etudiants non mobilisés et qui écraseront par leur avance les mobilisés, successions des soldats morts au champ d’honneur (exempt de droits pour les descendants directs et les ascendants, doubles droits pour les collatéraux etc...) etc – Je ne veux pas te faire un trop long journal ; mais je trouve que l’activité parlementaire mobilisable non mobilisée pourrait être plus sérieusement employée. Le Sénat travaille, mais la Chambre, quelle pétaudière de bavards et de froussards.

Tu dois savoir que ton ancien concurrent Courtial est capitaine au 99è Territ. Il s’arrange pour se faire de la popularité ( j’ai su cela il y a 3 mois par un permissionnaire, tâche de soutenir la tienne.

Je termine ; ma santé demeure florissante. Je suis gras, bon à tuer et sans doute ça ne tardera guère ? Avec mon bon souvenir, je t’adresse l’expression de ma chaude et constante amitié.
Bonne poignée de main,
                                                             D. Pinet.

As-tu vu Devilar depuis son retour d’Indochine ?
Ma lettre est toute personnelle, n’en dit pas un mot à cette immonde crapule de Varenne


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