vendredi 26 février 2016

Lettre à un enfant de deux ans. 22 février 1916. N°148.

Cette lettre ne fait pas partie des archives du Dr Chassaing! Nous nous sommes permis cette entorse! La lettre vient bien de son ami le Dr Denis Pinet, mais elle est adressée au neveu de ce dernier, Christian Faidide, âgé de deux ans!
Christian Faidide est devenu médecin, comme il lui a été suggéré.


Source: Faidide Vergier.


Réf 196J 96, vues 333 à 338.






Lettre du Dr Denis Pinet à son neveu
Christian faidide, âgé de deux ans. P1.



Docteur Denis Pinet
Licencié ès-Sciences
Spécialiste des voies digestives
41 rue Neuve, 41
Consultation de 1h à 3h ½
Téléphone N° 4-50                       Clermont-Ferrand
Aux Armées le 22 février 1916

Mon cher petit,

Voici peut-être la première lettre que tu recevras. Elle t’est envoyée par un oncle qui te connaît à peine, que tu ne connais pas du tout, et que tu ne verras peut-être jamais. Elle a été rédigée dans un abri profond comme une cave profonde, que des fers à T ou à double T, des madriers et des briques protègent contre les joujoux dangereux dont chaque jour des hommes généreux nous font un petit cadeau. Ces hommes sont généreux pour nous tuer. Leurs joujoux, leurs petits cadeaux ressemblent à des boisseaux ; mais ces boisseaux ne contiennent ni le blé dont on fait le bon pain, ni les pommes de terre si savoureuses avec une tranche de beurre ; ces boisseaux sont remplis de poudre et de gros plombs. Et quand ils arrivent vers nous la poudre qui prend feu fait tout éclater. Si nous sommes à côté les plombs et les éclats du boisseau de fonte risquent fort de nous endommager. On est blessé ou l’on est tué.

Les hommes qui sont en face de nous sont des assassins. Quand tu seras grand, mon petit Christian, tu te rappelleras que les Boches (c’est comme ça qu’on les nomme) ont tué près d’un million de Français, qu’ils ont estropié des petits garçon comme toi en leur coupant les mains ou les pieds, et qu’ils ont assassiné leur Maman.

Si ton bon papa n’est pas tous les jours près de






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(p 2) toi pour te dorloter et te faire sauter sur ses genoux (≈), les Boches en sont la cause. Il a fallu qu’il te quitte, toi et ta maman pour aller travailler à nous débarrasser de ces sales gens qui pillent tout sur leur passage, qui démolissent les maisons et réduisent tout le monde à la misère.

C’est pour me défendre contre eux, mon petit Christian, que j’habite sous la terre. Seulement ma cave baigne dans l’eau ; on en sort vingt seaux chaque matin ; quand je me redresse de mon lit de paille qui n’a ni de bons draps blancs, ni un oreiller à dentelles, ni un sommier élastique, ni un matelas bien doux, je suis obligé de mettre les pieds sur un petit banc ; car pendant la nuit il est monté 2 à 3 centimètre d’eau sur mon plancher – Et puis je n’ai pas, la nuit, le doux sommeil des  anges réservé à ton innocence et à ta tendre jeunesse. De temps en temps, et plus de 20 fois la nuit passée j’ai entendu dans l’air des sifflements prolongés, puis des gros « boums ! » qui faisaient trembler la terre : c’étaient les petits cadeaux boches qui arrivaient de mon côté. Même j’ai quitté ma paille, j’ai pris mes sabots et je suis sorti pour voir ce qui se passait.
Caché derrière un mur j’ai regardé là-bas vers le Nord. Il y avait beaucoup de fumée et dans cette fumée par places on voyait de petites lumières qui ne duraient qu’un instant. C’étaient nos boisseaux à nous qui éclataient ; car nous sommes devenus très polis depuis la guerre. Nous ne recevons jamais de cadeaux sans les rendre. Mais il faut bien te dire, gentil chérubin, que les cadeaux dont je te parle ne feraient pas ton bonheur. On s’envoie de part et d’autre des marmites, mais elles se mettent en mille morceaux dès qu’elles arrivent. On ne peut donc pas y faire la soupe. On échange des grenades, mais au lieu de les croquer, de les déguster bien à son aise on se les jette de loin


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sur la tête, à la poitrine et même en pleine figure. Et les morceaux ne sont pas bons – Les saucisses qu’on voit par là se tiennent en l’air toute seules comme des ballons. Les hommes ne les mettent pas dans leur ventre, mais se cachent dans la saucisse. C’est le monde renversé , mon petit – Quand tu seras grand tu ne voudras pas croire ce que les livres d’histoire t’apprendront parce que ton bon cœur te dira que les hommes doivent s’aimer et s’entraider, et tu ne pourras comprendre qu’ils se sont égorgés les uns les autres pendant les deux premières années de ta vie. Alors, si tu ne l’as pas perdue, tu reliras la lettre du vieil oncle venu en Artois pour diminuer la souffrance de ceux qui s’entretuent et tâcher de réparer un peu le mal que nous font les Allemands –

Cette lettre te rappellera aussi que dans ce coin célèbre par des cimetières surpeuplés, il s’est livré hier le 21 février un combat auquel ton oncle a assisté – 150 Français au moins ont péri – Il a dû mourir le double de Boches. Et l’on s’est envoyé  beaucoup de marmites et de grenades – On parle de 30000 projectiles au moins. Si tu avais été là hier l’après-midi tu aurais commencé l’étude de la musique par les notes les plus graves de la gamme ; tu aurais même entendu des tic-tac plus rapides que ceux de la montre de ta maman, et bien plus forts – Tu aurais eu peur beaucoup, longtemps, et tu aurais pleuré au moins cinq heures de suite. Mais je suis sûr qu’après avoir eu cette grande peur et versé d’aussi abondantes larmes, tu



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P4bis (complément).






(p4) aurais trouvé que les chiens et les chats, la nuit et le vent, les grands orages et les cris des oiseaux nocturnes ne doivent plus du tout t’émouvoir désormais – Tu aurais compris aussi qu’il ne faut pas pleurer pour un petit caprice et qu’il faut réserver ses larmes pour des situations plus tragiques. Tu aurais deviné (?) que la guerre est un grand malheur, que tout sur terre doit être pacifique, la maison familiale comme le village, la patrie comme l’humanité. Et surtout mon petit tu aurais senti , deviné, compris tout cela si tu avais été ici et … si tu étais plus grand – Mais tu grandiras et le jour où tu auras de la barbe comme papa Jules ou comme grand’père, tu méditeras sur les leçons du passé, sur la misère des hommes, et tu te rendras compte que pour être heureux il faut être juste et bon.

Voilà de bien grandes leçons pour un tout petit garçon – Mon excuse, en t’écrivant cela cher petit Christian, est que je ne suis pas sûr de te connaître. Cette nuit, demain ou après demain, je peux m’en aller sous la terre d’où l’on ne revient pas, même pour embrasser son joli neveu. Et je m’en voudrais que tu crois  plus tard que je n’ai pas pensé à toi – Ton oncle, enfant, te garde un petit coin de son cœur où se mêlent tant d’affection. Et il est reconnaissant aux menottes potelées, qui le soir du 31 décembre 1915, conduite par une main plus experte, tracèrent à son intention des vœux de survie et de bonheur. Si tes souhaits se réalisent, mon petit, j’aurai le plaisir de te raconter de bien belles histoires plus tard – Et s’ils ne se réalisent pas il ne faudra pas pleurer ma mort, parce qu’il y a trop de morts à pleurer. Il faudra plutôt essayer de me remplacer un jour, d’être un médecin, plus instruit, meilleur que moi tout en restant un bon fils chérissant papa et maman, et un bon citoyen servant de toutes ses forces la petite et la grande, la plus grande patrie que nous essayons de  garder (≈). Embrasse pour moi maman Eugénie, papa Jules, grand-mère (≈) Lucienne. Je te fais sauter bien haut et je t’embrasse bien des fois sur les joues. Ton oncle soldat.
                                                               Dr Pinet












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